De cette « pelote agglutinée » présente au fond d’elle-même au début de son journal, Etty Hillesum en déroule le fil sur quelques mois d’une vie intense, jusqu’au fil de fer barbelé du camp de Westerbork qu’elle quitte le 7 septembre 1943 pour voyager nul part, la Pologne.
Les lignes d’Une vie bouleversée raconte l’intime, la construction de soi : une libération, une conquête d’autonomie dans ses rapports familiaux et amoureux ; décidément la vie est belle même dans cette ultime contradiction qu’est la déportation. Les mots sont alors prière faite à Dieu (à soi ?), les mots racontent comment la souffrance et la mort sont du côté de la vie. Etty raconte une vie intime, pensant naïvement raconter l’histoire de sa vie, elle est recroquevillée, concentrée et porte le monde en elle, elle est dans la distance qui permet de mieux voir, dans l’infiniment petit, au bord de l’abîme, dans le ciel et la terre…

Fragments
9 mars
« pourtant, là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne m’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse. »

dimanche 11 heures
« Ce besoin d’écrire, je le comprends aussi, je crois. C’est une autre façon de posséder, de tirer vers soi les choses par des mots et des images, de se les approprier ainsi. Voilà de quoi était fait jusqu’à présent mon besoin d’écrire : me cacher loin de tous avec tous les trésors que j’avais accumulés, noter tout cela, le retenir pour moi et en jouir. »

samedi 14 juin 7 heures du soir
« … j’ai perdu tout rapport cohérent avec la vie et les choses, j’ai le sentiment que tout est fortuit, qu’il faut se détacher intérieurement de tous et renoncer à tout. »

samedi midi
« Tout ce qu’on peut faire, c’est de rester humblement disponible pour que l’époque fasse de vous un champ de bataille. »

4 juillet
« J’attends encore le moment où tout sortira et trouvera sa forme naturellement. Mais pour cela il faut d’abord que je trouve moi-même cette forme, ma forme propre. »

samedi soir 23 août 1941
« Cela doit bien exister quelque part dans la mythologie : un Juif qui se déplace enveloppé d’un nuage. »

samedi soir
« Tu veux toujours recréer le monde à ton idée, au lieu de jouir du monde tel qu’il est. Tu montres là ta nature tyrannique. »

mardi matin, 9 heures et demie
« Quelque chose est en train de se passer en moi, et j’ignore s’il s’agit d’un simple changement d’humeur ou d’une mutation essentielle. On dirait que d’un seul coup j’ai retrouvé une base solide. »

dimanche matin, 10 heures et demie
« Pourtant je ne puis me défaire de l’impression que dans toute vision du monde défendue consciemment se glisse une part d’imposture. »

vendredi soir, 7 heures et demie
« Frappée d’une évidence soudaine : c’est ainsi que je veux écrire. Avec autant d’espace autour de peu de mots. Je hais l’excès de mots. […] En réalité les mots doivent accentuer le silence. »

vendredi 3 juillet 1942, 9 heures et demie du soir
« Je voudrais vivre longtemps pour être un jour en mesure de l’expliquer ; mais si cela ne m’est pas donné, eh bien, un autre le fera à ma place, un autre reprendra le fil de ma vie là où il se sera rompu, et c’est pourquoi je dois vivre cette vie jusqu’à mon dernier souffle avec toute la conscience et la conviction possibles, de sorte que mon successeur n’ait pas à recommencer à zéro et rencontre moins de difficultés. N’est-ce pas une façon de travailler pour la postérité ? »

(dimanche) 10 heures du soir
« On ne doit se fixer psychologiquement ni dans l’espoir de la survie, ni dans l’attente de la mort. »

lundi matin, 11 heures
« Ce sera un simple glissement, même si la fin, dans sa forme extérieure, doit être lugubre ou atroce. »

jeudi 23 juillet, 9 heures du soir
 » … on est réduit à ses propres forces intérieures. »

jeudi 28 juillet, 8 heures et demie du soir
« Parce que cette vie s’accomplit sur un théâtre intérieur : le décor a de moins en moins d’importance. »

jeudi 17 septembre, 8 heures du matin
« Et ce “moi-même”, cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle “Dieu”. […] Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoule l’essentiel et la profondeur de l’autre.Dieu écoute Dieu. »

dimanche soir
« On est chez soi. Partout où s’étend le ciel on est chez soi. En tout lieu de cette terre on est chez soi, lorsqu’on porte tout en soi. »

30 septembre
« Il me semble discerner avec une netteté croissante les abîmes béants où s’évanouissent les forces créatrices d’un être et sa joie de vivre. Ce sont des failles qui s’ouvrent dans notre psychisme et qui engloutissent tout. »

(vendredi 9 octobre)
« Je porte en moi tous les paysages. J’ai tout l’espace voulu. Je porte en moi la terre et je porte le ciel. »

(13 octobre)
« On voudrait être un baume versé sur tant de plaies. »